La religion n'est pas le facteur le plus important de l'Histoire du Moyen-Orient

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Eminent spécialiste du Moyen-Orient et de la Méditerranée, consultant auprès de divers d’organismes internationaux, ancien ministre des finances de la République Libanaise (1998-2000),

Georges Corm est également l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Histoire du Moyen-Orient. De l’Antiquité à nos jours » paru récemment aux éditions La Découverte.
Un livre incontournable pour mieux comprendre une région complexe souvent réduite à des représentations préconçues. Propos recueillis par Saïd Branine

Quelle est la spécificité géographique du Moyen-Orient ?

C’est incontestablement la diversité et le contraste des climats et des milieux géographiques, ce qui a contribué à forger, au côté d’autres facteurs, des modes de vie sociale différentes et plurielles que les progrès de l’urbanisation n’ont pas réussi à réduire, comme cela a été le cas dans les pays industrialisés.
Le Moyen-Orient est bordé par plusieurs mers (il y a donc des sociétés de pêcheurs), il contient de vastes déserts (sociétés bédouines), mais aussi des plaines fluviales (sociétés rurales), des massifs montagneux impressionnants (sociétés montagnardes isolées). Il est à la fois carrefour de plusieurs continents et donc centre de routes commerciales et militaires stratégiques, mais c’est aussi le continent où l’on peut vivre isolé dans les immensités désertiques ou sur des villages nichés au creux des massifs montagneux imposants.

Berceau des trois monothéismes, le Moyen-Orient se réduit-il uniquement à sa dimension religieuse ?

Contrairement à l’opinion courante, je pense que le marqueur religieux est le moins important dans l’histoire du Moyen-Orient qui est principalement caractérisée par l’existence de grandes structures d’empires multi-ethniques et multi-religieux qui se sont succédés, et aux côtés desquelles ont pu, à certaines périodes, exister de petits royaumes (celui des Nabatéens à Pétra, celui de la reine Zénobie à Palmyre, celui de Juda), de cités-Etat durables ou éphémères.
Certes, le religieux peut exprimer ou cristalliser des conflits et des oppositions d’intérêts de puissance ou encore des situations d’oppression. Il n’est pas le moteur premier des évènements. Les conquêtes subies par les Moyen-Orient ou les invasions qui ont pu partir de son territoire ont été le résultat des dynamiques des sociétés envahies ou conquérantes et de l’ambition des hommes.
Sur le plan proprement religieux, je crois que le passage du paganisme au monothéisme a été plus important et significatif que la rivalité des deux monothéismes chrétien et musulman ou que la marginalisation historique du judaïsme. Le monothéisme, en effet, a plus de difficulté à accepter le maintien du pluralisme religieux que le paganisme ou les religions cosmologiques d’Extrême-Orient, comme je m’en suis expliqué longuement dans ma thèse de doctorat il y quarante ans où je montre, par ailleurs, que des trois monothéismes, c’est l’Islam qui a eu autrefois la plus grande plasticité*, contrastant avec la rigidité actuelle.

Vous utilisez dans votre livre l’expression « géologie des cultures » qui caractérise selon vous l’histoire du Moyen-Orient ?

Oui, j’ai voulu montrer la complexité des données anthropologiques de la région. Cette complexité, en dehors des périodes exceptionnelles en qualité, mais nombreuses, de métissage culturel, est aujourd’hui totalement ignorée.

La rétraction des identités complexes des peuples de la région dans le religieux ou dans des nationalismes ombrageux et étriqués– et souvent un mélange des deux – constitue un appauvrissement considérable de la richesse culturelle dont nous sommes les héritiers au Moyen-Orient. C’est évidemment l’expression de la décadence et de la dynamique d’échec que nous vivons collectivement en tant qu’Arabes.

Nous avons, en effet, un patrimoine grec très important (treize siècles au moins de présence grecque ininterrompue au Moyen-Orient), ainsi qu’un patrimoine syriaque, araméen, phénicien, sans oublier l’important patrimoine arménien, et surtout sans oublier le patrimoine Amazigh au Maghreb et le Kurde au Machrek. Tous ces riches patrimoines ne sont pas intégrés dans nos cultures, qu’elles soient turque, iranienne ou arabe, et nos connaissances historiques.

Le grec et le syriaque sont cantonnés dans un rôle mineur de langue liturgique dans ce qui reste d’églises orientales dans la région. Quant aux gloires des civilisations anciennes, pharaonique, babyloniennes, perses, elles sont aujourd’hui ignorées des habitants de la région, tout comme l’est en fait la gloire des civilisations que l’Islam a fertilisé du temps des deux Empires Omeyyade et Abbasside (y compris l’Espagne andalouse) qui ont pratiqué un syncrétisme culturel et une ouverture d’esprit philosophique peu commune.

L’Islam rétréci, formaliste et étriqué que beaucoup revendiquent aujourd’hui n’est évidemment pas celui de l’Islam qui a donné au monde une civilisation magnifique et plurielle.

Tout cela semble enterré, oublié, au profit d’une médiocrité culturelle (avec des exceptions bien sûr, comme dans le cinéma ou la poésie et la peinture, ainsi que dans le roman,) encouragée par le fonctionnement globalisé des médias qui appauvrit les esprits partout dans le monde. Même les œuvres remarquables produites par les penseurs de la période de la Nahda arabe (de 1825 à 1950) sont oubliées et remplacées par une littérature politique indigeste et creuse, prisonnière du rétrécissement des identités à la seule appartenance religieuse (avec ses modalités différentes, mais non reconnues par ceux qui s’en prévalent) ou ethnique ou tribale ou étroitement régionale.

J’ai voulu montrer aussi la permanence de socles géographiques qui ont porté la successions de civilisations et d’empire qui ont dominé le Moyen-Orient et bien individualiser pour le lecteur les trois grands groupes ethnico-lingusitiques qui dominent le Moyen-Orient : les Perses, les Turcs (notamment depuis la chute de Byzance) et les Arabes tombés très vite sous la domination des Turcs Seldjoukides puis Ottomans, après leur extraordinaire exubérance et renaissance que leur apporté la prophétie coranique.

Les causes de la décadence des civilisations notamment musulmane du Moyen-Orient sont-elles anthropologiques ou historiques ?

Je crois que c’est une erreur grave, comme je l’avais dit précédemment dans un interview avec vous, de continuer de considérer, contre toutes les évidences, qu’il existe encore une civilisation musulmane ou qu’il y a des valeurs musulmanes communes qui organisent la vie des musulmans partout dans le monde.

Entre un grand bourgeois marocain et un membre de la police des mœurs islamique en Arabie saoudite et un paysan musulman indonésien ou iranien, je ne vois pas très bien ce qu’il y a de commun, pas plus qu’entre un villageois chinois musulman et un paysan égyptien ou irakien, etc…, on pourrait multiplier les exemples.

Il y a eu une merveilleuse civilisation musulmane qui a brillé au Moyen-Orient, en Andalousie, aux Indes et en Asie centrale sous diverses couleurs, arabe, persane ou turque et souvent le mélange passionnant de la culture spécifique de ces trois peuples. Elle est terminée, tout comme sont terminées les périodes d’or du christianisme oriental ou celle du christianisme européen qui ont pu organiser la vie de plusieurs peuples différents avec des langues de culture commune aujourd’hui mortes (le latin ou le syriaque), mais comme est terminée aussi la civilisation grecque ancienne ou byzantine.

Je dirai que c’est une loi de la nature, de l’histoire, que les civilisations ou les cultures et les langues qui les portent soient périssables ou, en tous cas, qu’elles se transforment, s’adaptent plus ou moins bien aux changements majeurs de puissance qui se manifestent dans les sociétés ou entre les sociétés.

Probablement, cet attachement viscéral à la notion très imaginaire de Oumma et de civilisation ou de valeurs musulmanes ou arabo-musulmanes ne fait que traduire une réaction psychologique de compensation à l’état de déchéance dans lequel sont plusieurs sociétés qui ont pour religion principale l’Islam. C’est un remède qui aggrave le mal en figeant les capacités créatives et de renouvellement de l’esprit, de la culture et même de la vraie spiritualité religieuse dont nous avons tant besoin, en ces temps de fanatisme religisio-politique.

Vous affirmez que l’irruption des puissances européennes, puis américaines semble avoir définitivement brisé les structures politiques du Moyen-Orient ?

Les structures d’empire sont cassées depuis longtemps. Il y a d’abord eu les guerres très longues et ravageuses entre les deux empires ottomans et Séfévide (perse) pour le contrôle du Caucase, de l’Asie centrale et de la Mésopotamie. Elles ont épuisé les deux empires et en ont fait une proie facile pour les puissances européennes et la Russie, en pleine expansion et ascension, ce qui leur a permis de dominer longtemps ces sociétés dites musulmanes et de les coloniser ; cela a permis aussi le succès de l’entreprise de création d’un Etat pour les Juifs en Palestine.

J’ai tendance, cependant, aujourd’hui à penser que les excès des Américains et des Israéliens sont en train d’amener progressivement à des situations de rupture, à des changements qualitatifs (le succès du Hezbollah dans la guerre de l’été dernier, par exemple), annonciateurs, peut-être, d’un renversement futur de la décadence.

Mais pour accélérer une sortie de l’état de déchéance, il faudrait plus de lucidité et de courage intellectuel et, notamment bannir les utopies religioso-politiques dont j’ai parlées, pour pouvoir analyser la réalité sans œillères et déconstruire nos propres contradictions et sources internes de décadence, pour pouvoir ensuite bâtir une culture arabo-berbère au Maghreb, arabo-syriaque au Machrek, qui permette la renaissance de nos sociétés et de la créativité.

Selon vous, le vide de puissance des régimes arabes du Moyen-Orient est un facteur d’instabilité ?

Oui, bien sûr, les discordes permanentes des régimes arabes, leur absence totale de solidarité pour face aux défis de la situation présente sont le plus grand facteur de maintien de l’état de déchéance de nos sociétés, sans parler de leur autoritarisme ou semi-autoritarisme, suivant les cas et de leur complicité avec les autorités religieuses pour brider la pensée politique ou religieuse critique.
Cette faiblesse, par ailleurs, attire l’intervention des puissances externes au Moyen-Orient ou bien permet à l’Etat turc ou à l’Etat iranien d’être dominants sur la scène régionale ou de contester la domination américano-israélienne, ce qui amène certains régimes arabes à demander encore plus de protection des Etats-Unis ! Le comble de la décadence.

Votre conclusion est particulièrement pessimiste sur l’avenir du Moyen-Orient qui souffre d’un réel déficit démocratique?

C’est moins le déficit démocratique que le déficit de pensée et de créativité qui me préoccupe. L’attitude de l’Occident et sa façon d’appliquer les principes du droit international avec deux poids, deux mesures, ont décrédibilisé dans de très larges pans de nos sociétés l’idée même de démocratie, telle qu’elle est prêchée par les Occidentaux. Même dans la demande de « démocratisation » de nos sociétés, on ne peut s’empêcher de constater l’hypocrisie politique. En effet, cette demande ou cette exigence ne s’exerce que de façon opportuniste sur tel ou tel régime suivant son comportement vis-à-vis des intérêts occidentaux et d’Israël.

Je me sens honteux quand je vois comment certains jeunes de nos pays tombent dans le piège et parlent ou écrivent comme des « occidentaux politiques », si vous permettez l’expression. En réalité les comportements politiques européens et américains vis-à-vis du Moyen-Orient compliquent énormément la tâche, car ils entraînent par leur influence et leurs moyens médiatiques et académiques beaucoup d’intellectuels arabes ou de jeunes étudiants à inscrire leur réflexion et leurs travaux, consciemment ou inconsciemment, dans ces politiques opportunistes consistant à cibler tel ou tel régime arabe suivant la conjoncture des intérêts géostratégiques occidentaux.

Cela au lieu de consacrer leurs énergies intellectuelles à une meilleure saisie de la réalité complexe de leurs pays et de leurs régimes politiques et à consacrer leurs talents à bâtir du neuf et du dynamique en dehors des langues de bois « démocratiques » et « arabo-musulmanes » ou islamiques.

Il y a tellement à faire dans tous les domaines pour tenter de mettre en route une dynamique de renaissance dans nos sociétés, que vraiment il ne faut pas se laisser prendre dans les agendas intellectuels des décideurs, grands médias et recherches académiques en Occident ou dans les universités des pays arabes qui suivent les modes intellectuelles externes ou se concentrent sur l’identité de nos sociétés, analysées comme exclusivement « musulmanes ».
La nature d’un régime politique n’a jamais empêché la réflexion ou la connaissance de se développer. Elle peut les entraver, mais non arrêter un mouvement de renaissance si l’on veut bien se préoccuper d’en semer les graines et d’augmenter nos savoirs et nos connaissances du réel complexe.

La Renaissance européenne, s’est déroulée durant la période sombre et fanatique des guerres de religion en Europe, la philosophie des Lumières à pris son essor sous des régimes politiques, tous autoritaires et de droit divin.
Cessons de nous raconter des histoires!

Source: www.oumma.com

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